TRAVERSÉES

13 février 2018, Théâtre des Mazades, Toulouse

 

Le 13 février 2018, à l’invitation de la compagnie Les Âmes fauves, j’ai présenté au Théâtre des Mazades une réflexion sur la puissance politique de la danse, en résonance avec l’expérience que Claire Cauquil et Olivier Nevejans ont menée dans les quartiers Nord de Toulouse au cours de l’année 2017. En voici la retranscription.

Comment repenser, aujourd’hui, la place des danseurs dans la Cité ? Et ne s’agit-il pas d’une nécessité esthétique et politique en des temps qui s’assombrissent[1] ? À travers ces questions, je ne me propose pas de réfléchir aux rapports des artistes chorégraphiques avec les institutions ni aux politiques culturelles qui régissent le champ de la danse en France. Car par politique, je n’entends pas la gestion pragmatique des affaires publiques, mais ce qui traite « de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents[2] ». Selon la philosophe Hannah Arendt, « la politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les hommes. Il n’existe donc pas une substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation[3] ». La politique pose donc les questions du pouvoir et de l’assujettissement, de la visibilité et de l’invisibilité, de l’audibilité et de l’inaudibilité, de la justice et de l’injustice. Cela dit, comme le souligne aussi Hannah Arendt, la politique n’est ni une impérieuse nécessité ni une réalité permanente dans les sociétés humaines. Alors, comment espérer la trouver à l’œuvre dans un art comme la danse ? Art dit de la présence, de l’éphémère, de la dépense, comment la danse pourrait-elle relever le défi du politique ? Cette question est d’autant plus cruciale qu’au cours de son histoire la danse a souvent été ramenée à sa seule fonction de divertissement. Longtemps minorisée au profit du théâtre et de la musique, encore aujourd’hui, la danse est rarement considérée comme un art qui pourrait dire quelque chose du monde, en faire la critique, voire contribuer à sa transformation. Comme l’écrit avec humour Jean-Marc Adolphe, « la danse serait un art non verbal, là où le politique serait la rhétorique du Verbe. La danse serait pure, là où la politique serait “sale”. […] Foutaises comiques ![4] ».

Or, ce sont précisément ces présupposés (ou ces « foutaises » ?) que nous nous proposons de remettre en cause pour montrer en quoi la danse peut être porteuse d’un idéal politique et contribuer à la transformation du monde. À un premier niveau, il y a l’idée que le corps dansant est porteur d’un projet d’émancipation du sujet, une idée conduite à son point d’incandescence par la danse moderne et contemporaine. Que ce soit en se libérant de la pesanteur ou en cherchant un usage du corps échappant à toute norme ou à tout modèle, « tout acte de danse semble être, même sur le mode du faux-semblant ou de l’illusion, animé par le rêve secret d’un corps désaliéné[5] ». C’est que, quelle que soit son degré de technicité ou d’exigence, la danse repose sur un usage du corps qui rompt avec un usage fonctionnel : en dansant, nous faisons usage de notre corps, nous ne nous en servons pas ; nous le disposons à un nouvel usage dénué de toute fin utilitaire. Autrement dit, par-delà les contraintes imposées par les pratiques disciplinaires, il est possible d’apercevoir le « rêve libérateur » qui sous-tend toute danse.

En même temps, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce rêve d’émancipation ne semble pouvoir se réaliser sans effort, et ce, quelle que soit la danse que l’on aime et que l’on pratique. Car le danseur ou la danseuse est nécessairement tiraillé entre deux forces : d’un côté, il doit faire avec son corps, un corps soumis comme les autres corps aux forces psycho-sociales qui s’exercent sur lui et règlent sa posture, sa tenue, ses gestes quotidiens ou encore sa manière d’occuper l’espace. Dans le corps du danseur comme dans le corps de n’importe qui s’inscrivent le poids d’une histoire individuelle et collective et les normes sociales du monde dans lequel il vit. D’un autre côté, le danseur est à la recherche d’une nouvelle corporéité, quand il ne s’attache pas à explorer tous les possibles du corps en dehors de toute codification et de toute norme. C’est du moins l’idéal vers lequel tend la danse contemporaine et ce en quoi elle se différencierait profondément de la danse classique, quand bien même toutes deux partageraient « le rêve secret d’un corps désaliéné[6] ». S’interroger sur la capacité politique de la danse, c’est donc s’intéresser à la manière dont le danseur fonde un nouvel ordre du corps déjouant les forces qui s’exercent sur lui ; c’est s’intéresser à la manière dont il invente une nouvelle corporéité et, avec elle, un potentiel de gestes susceptible de subvertir l’ordre des corps institué.

Bien entendu, tous les projets gestuels en danse ne se valent pas, tous n’ont pas la même puissance émancipatrice : leur force de rupture ou de subversion est à mesurer à l’aune du contexte politico-social dans lequel ils s’inscrivent. Pour ce faire, il est donc nécessaire de prendre en compte la manière dont un projet gestuel est susceptible de transformer la perception que le danseur se fait de son propre corps, mais aussi celle dont ce projet modifie la perception que le spectateur se fait, lui aussi, de son corps. Ainsi, dans les années 1960 et 1970, dans un contexte de forte politisation de la société, la danseuse et chorégraphe nord-américaine Trisha Brown lutte pour faire advenir un « corps démocratique » à travers la déhiérarchisation des valeurs corporelles et spatiales. À cet effet, elle s’intéresse « à tout ce qui était [encore] délaissé ou ignoré dans le corps. Non seulement utiliser des parties du corps rarement mises en valeur, mais aussi des directions inhabituelles pour ces différentes parties, et des directions inhabituelles dans l’espace[7] ». À travers ce seul exemple, on comprend de quelle manière le corps du danseur ou de la danseuse peut devenir un véritable « champ de bataille[8] ». On comprend aussi que, pour saisir « les grands moments où la danse a véritablement perturbé et déplacé quelque chose d’un ordre établi dans les corps[9] », il faut observer de quelle manière, « en manipulant et en retravaillant les images du corps oppressives produites par le pouvoir[10] », une danse lutte contre les forces normalisantes qui s’exercent sur le sujet ;  comment et jusqu’à quel point le corps du danseur constitue un bastion de résistance contre les formes de culture dominantes dont les lois et les normes sont incorporées.

À ce stade de la réflexion, il n’est donc plus question de se demander si la danse a à voir avec le politique. À l’instar du théâtre, de la littérature, du cinéma, la danse a bel et bien une puissance critique et émancipatrice, puissance qu’elle travaille à même les corps. En subvertissant les représentations dominantes, en inventant de nouvelles modalités d’organisation du commun, en expérimentant de nouveaux usages du corps, elle a, potentiellement, la puissance d’agirsur le corps politique et social. S’il ne s’agit donc plus de s’interroger sur la capacité politique de la danse, en revanche, il importe de se demander dans quelles conditions celle-ci peut se politiser sans perdre son autonomie en tant qu’art. Quelles sont les voies de la politisation de la danse ? Comment politiser son esthétique et ses pratiques sans passer pour un donneur de leçon ? Comment s’adresser au spectateur sans tomber dans le dogmatisme ? Ces questions, bien sûr, ne se posent pas uniquement pour la danse : elles se posent pour tous les arts à partir du moment où les artistes ne renoncent pas à penser le monde et à contribuer à sa transformation. Et elles se posent de façon d’autant plus cruciale aujourd’hui que l’art s’est fortement dépolitisé et que la plupart des artistes contemporains ne croient plus aux grandes utopies collectives qui ont fait les beaux jours de l’art politique du début du XXᵉ siècle et des années 1960 et 1970. Comme les autres arts, la danse n’échappe pas au désenchantement ni au sentiment d’impuissance qui touchent nos démocraties occidentales.

Ce qui ne veut pas dire que certains artistes ne sont pas inquiets de l’état du monde ni soucieux de faire de l’art un moyen de rendre ce monde plus humain. Mais, aujourd’hui, force est de constater qu’à quelques exceptions près, l’art est devenu modeste quant à sa capacité à transformer le monde. Cette « modestie » se traduit par la mise en œuvre «  de situations propres à modifier nos regards et nos attitudes à l’égard de [l’] environnement collectif[11] » ou encore par une forme d’art relationnel susceptible de créer ou de réparer le lien social. En danse, cette modeste ambition va de pair avec un autre phénomène qui ne cesse de s’amplifier depuis les années 1960 : le développement de la danse dans l’espace public ou ce que nous pourrions appeler l’extension du domaine de la lutte[12] dans le corps urbain et social. Ainsi, il n’est plus rare de voir des danseurs et des danseuses quitter la scène pour intervenir en extérieur, la danse ayant conquis une place au sein de la famille protéiforme des arts de la rue. À la ville ou à la campagne, « danse de bitume » ou « variation paysagère[13] », elle pénètre dans les interstices de l’espace urbain, sur les places publiques, dans les ports, les gares, les chantiers, les usines, les écoles, n’importe tout – parfois même où l’on ne l’attend pas : à la poste des Mazades, au Secours Populaire, à la Bibliothèque, sur la place des Izards : hors les murs.

Or, que fait la danse lorsqu’elle sort dans la rue, surtout quand on ne l’attend pas ? Quand elle surgit dans un lieu en dehors de tout contexte festif ou festivalier ? Quand elle s’adresse au simple passant qui passe ? Son premier effet, sans doute, est de nous rendre sensibles à l’environnement immédiat, un environnement que nous avons peut-être désappris à voir par l’usure du quotidien. Comme le dit le danseur Dominique Dupuy, « danser, c’est rendre l’espace visible », une formule qui sonne particulièrement juste lorsqu’elle s’applique à des corps dansants qui font irruption dans un espace qui ne leur est pas dédié, espace que les danseurs se réapproprient comme « un capital du corps social[14] ». In situ, la danse peut s’imposer par la force de sa seule présence, réinventer les paysages ou jouer avec l’architecture en faisant d’elle un simple décor ou une véritable partenaire : citée par Alix de Morant et Sylvie Clidières dans leur ouvrage de référence Extérieur Danse, la conservatrice Isabelle Roby « considère la danse comme une discipline douée d’une grande adaptabilité et d’une intelligence architecte[15] ». Et, en explorant toutes les potentialités de l’espace, elle poétise le réel. Quand elle investit des lieux patrimoniaux à fort coefficient symbolique (musées, châteaux, abbayes), l’enjeu est alors « de garder vie et mémoire à des lieux qui ont perdu leur usage et de faire dialoguer avec eux, en inscription et en écart, la création d’aujourd’hui[16] ». Mais nombre de danseurs et de danseuses s’attachent aussi à requalifier des « espaces sans qualité » – lieux désaffectés comme d’anciens bâtiments industriels ou encore les espaces relégués des zones urbaines périphériques où l’art semble s’être absenté ou ne pas « être à sa place ».

En même temps qu’elle « rend l’espace visible », la danse hors les murs ouvre une parenthèse dans le flux du temps en proposant un autre rythme que celui des activités quotidiennes, en particulier dans des lieux publics dont elle perturbe le fonctionnement par une forme de subversion douce. Élargissant le champ des possibles, elle s’invite à la bibliothèque, à la poste, à la gare, à l’école, et en perturbe les flux, les trajectoires, les circulations. Sur le mode ludique ou poétique, elle en détourne les usages réglés et admis, au risque de la surprise, de l’intempestivité, de la gêne… ou de l’indifférence. Et comme en témoignent nombre d’expériences menées hors la carte, la danse apporte souvent une touche de légèreté, voire une bouffée d’air aux habitants, usagers de ces lieux devenus spectateurs malgré eux, dans des moments parfois irrespirables ou peu propices à la réjouissance. Danser, n’est-ce pas toujours un peu « faire les fous » ? Cette folie douce peut être contagieuse, quand les gestes se propagent et que l’habitant-usager-spectateur entre dans la danse, ce qui arrive parfois.

Mais, me direz-vous, qu’y-a-t-il de politique là-dedans ? Pour moi, est déjà politique le désir affirmé par les danseuses et les danseurs de prendre pied dans la Cité en considérant que la danse est à sa place partout. Est politique le désir de « s’approprier  [symboliquement et physiquement] l’espace pour que les gens l’utilisent autrement[17] ». Est politique le désir d’ « associer populaire et sophistiqué[18] », autrement dit d’affirmer qu’un art savant comme la danse contemporaine s’adresse à tout le monde et pas seulement au public cultivé fréquentant les théâtres et les festivals, alors que les danses dites « urbaines » seraient réservées à un public populaire prétendument écarté de la culture. Est politique le refus d’un « partage du sensible » institué soucieux de refléter, voire de maintenir l’ordre social, et qui présupposait « qui [parmi les spectateurs] [aurait] la compétence pour voir et la qualité pour dire[19] », selon qu’il est artiste, employé de mairie, ingénieur, ouvrier, commerçant, femme de ménage ou universitaire. Est politique, autrement dit, la redéfinition des « parts » et des « places », en particulier, celles de l’artiste dans sa relation avec le spectateur, et la réduction de la distance physique ou symbolique qui les sépare. Est politique, enfin, le choix de faire de la danse avant tout un art de la relation : relation à soi dans la découverte des possibles de son propre corps ; relation à l’espace dans l’infini de ses possibilités ; et aussi, bien sûr, relation entre les êtres par la force des gestes et des rythmes partagés. Ainsi, la danse, surtout quand elle se frotte à la rue, permet de prendre conscience du potentiel chorégraphique d’une foule en mouvement, de gestes quotidiens ou encore de gestes de métier inscrits dans la mémoire des corps, avec leur virtuosité et leur beauté propres, gestes qui constituent l’expression d’un mode d’être au monde inscrit dans l’histoire et un patrimoine humain à part entière. Dans « Qu’est-ce qui te traverse ? », si tout le monde ne danse pas, tout le monde est du moins invité à prendre la mesure de ses gestes et à les offrir à tous. À travers un échange de regards et de pratiques, le geste dansé, dans son étrangeté, est mis en relation avec d’autres gestes, d’autres postures et d’autres rythmes qui se révèlent ainsi dans toute leur singularité.

C’est pour toutes ces raisons que je considère que la danse est, plus que les autres arts, peut-être, en mesure de créer de l’en commun. Et qu’il est plus que jamais nécessaire de la promouvoir dans les théâtres ou hors les murs, à travers l’exercice du regard ou par la pratique, dans un contexte de tensions et de possible délitement du corps social. Et par-delà l’urgence de donner à la danse toute la place qu’elle mérite, il y a aussi, pour moi, urgence pour les artistes contemporains de prendre le pouls de la société et de faire du monde et de ses douleurs une source de créativité renouvelée. En ce début de XXIᵉ siècle, peut-être est-il temps pour les danseurs et les danseuses de refuser l’extraterritorialité de l’art sur l’art pour prendre la mesure du potentiel transformationnel de la danse et d’affronter le monde à l’aune des corps, dans une réelle liberté de mouvement. Ce potentiel transformationnel individuel et collectif de la danse, nombreux sont les danseuses et les danseurs, professionnels ou amateurs, à en avoir déjà pris la mesure, ce dont témoignent la prolifération et l’inventivité extraordinaires de danses issues du monde entier, comme autant de moyens de résistance au désenchantement et à l’oppression.

Anne Pellus

Université de Toulouse 2 Jean Jaurès

[1] Allusion au discours prononcé par la philosophe Hannah Arendt à Hambourg le 28 septembre 1959, intitulé « De l’humanité dans de sombres temps ».

[2] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, texte établi par Ursula Ludz, Seuil, Paris, 1995, p. 40.

[3] Ibid., p. 42.

[4] Jean-Marc Adolphe, « Une fragilité qui résiste », in Nouvelles de Danse, n°30, Contredanse, Bruxelles, 1997, p. 30.

[5] Frédéric Pouillaude, « Danse et travail », in Danse et politique –Démarche artistique et contexte historique, Le Mas de la Danse, Pantin, 2003, p. 36.

[6] Ibid.

[7] Trisha Brown, « Entretien avec Trisha Brown : en ce temps-là l’utopie… », in Danse et Utopie, Mobiles n°1, collection « Arts 8 », L’Harmattan, Paris, 1999, p. 108.

[8] Allusion à un photomontage de l’artiste féministe Barbara Kruger sur lequel figure l’inscription « Your body is a battleground ».

[9] Laurence Louppe, « Qu’est-ce qui est politique en danse ? », in Nouvelles de danse, n°30, op. cit., p. 39.

[10] Sally Banes, « Pouvoir et corps dansant », in Danse et Utopie, op. cit., p. 32.

[11] Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Galilée, Paris, 2004, p. 33-34.

[12] Allusion au célèbre roman de Michel Houellebecq publié en 1994.

[13] Nous empruntons ces deux belles expressions à Alix de Morant et Sylvie Clidières, in Extérieur Danse. Essai sur la danse dans l’espace public, L’Entretemps / Hors les Murs, Montpellier, 2009.

[14] Alix de Morant et Sylvie Clidières, Extérieur danse, op. cit., p. 45.

[15] Ibid., p. 141.

[16] Ibid., p.°148.

[17] Karim Sebbar, site de la compagnie K, Champigny-sur-Marne, www.champigny94.fr/repertoire-des-associations/association-k.

[18] Ibid.

[19] Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, Paris, 2000, p. 14.